-Le 1er septembre, j’ai eu la chance de me rendre pour la première fois à la Foire de Chalons en Champagne.

-Qu’avais-tu à faire de cette foire ? Elle ne concernait ni les abeilles, ni les apiculteurs.
-Détrompe-toi, j’y ai découvert une filière agricole vertueuse à l’occasion de la conférence sur la place de la luzerne dans la qualité de l’eau, à laquelle le Président J.P. Verzeaux m’avait invité.

-Cela ne me dit pas en quoi la luzerne et la qualité de l’eau concernent les abeilles. Quant à la vertu, j’ai des doutes que tu persuades qui que ce soit  qu’elle fasse bon ménage avec l’agriculture d’une économie dite libérale.
-Détrompe-toi. Medicago sativa sativa, autrement dit la luzerne est une fabaceae vivace, autrefois connue comme légumineuse et qui est cousine des gesses, vesces et trèfles, mais aussi du robinier faux-acacia, du baguenaudier et autres astragales. Puisque la question t’intéresse, reporte-toi aux merveilleux articles de P. SCHWEITZER sur les fabaceae, notamment au n°977 de février 2011 de l’Abeille de France. Cette plante fait des grappes de fleurs violettes d’août à septembre et elles sont très visitées par les abeilles. Elle était déjà cultivée, il y a plus de 9000 ans sur les hauts plateaux du Caucase, de l’Iran et de la Turquie. De ce fait, c’est une plante adaptée à la sécheresse.

-Qu’avons-nous à faire d’une telle plante dans notre pays où il pleut régulièrement  et où les agriculteurs n’ont pas besoin d’arroser ?
-Détrompe-toi, si l’agriculture dite « conventionnelle » veut que ses rendements continuent de progresser, elle doit arroser ou être arrosée si tu préfères. La luzerne échappe à cette logique de la fuite en avant. Donc, première qualité : elle n’a pas besoin  d’arrosage car elle a un enracinement pivotant profond de 1,50 m à 2 m. Deuxième  qualité : elle n’a pas besoin d’engrais azoté.

-Cette plante doit donc épuiser très rapidement  le sol si on ne lui apporte pas d’engrais.
-Détrompe-toi, la luzerne est implantée pour une période de 3 ans après une céréale d’hiver et pendant tout ce temps, on ne lui fournit aucun engrais, alors qu’elle fournit 4 coupes d’un excellent fourrage pour les animaux. Il n’y a aucun miracle là-dedans : cela vient simplement du fait que cette plante a eu l’intelligence de s’associer avec une bactérie, Rhizobium meliloti. La luzerne a créé des nodosités sur ses racines et à l’intérieur de chaque nodosité, elle héberge des millions de rhizobia. La bactérie fixe l’azote atmosphérique et le fournit à son hôte. En échange, la luzerne lui donne du carbone et des sucres. Ainsi la luzerne absorbe l’azote minéral du sol via ses racines et complète ses besoins avec l’azote atmosphérique inépuisable que lui apporte Rhizobium. La luzerne est ainsi complètement  autonome grâce à cette association, nommée endosymbiose. Troisième qualité : elle n’utilise pratiquement pas de produits phytosanitaires.

-Et tu appelles cela une vertu ? Mais ta luzerne doit être rapidement détruite par une armée de prédateurs.
-Détrompe-toi, il lui suffit de deux épandages d’herbicide la première année, rien la seconde et un troisième épandage la troisième année. Mais elle n’a jamais besoin de fongicide ni d’insecticide pour rester en bonne santé. De plus, on constate qu’il y a moins de maladies pour la plante suivante après une culture de luzerne et qu’il y a aussi moins de graminées car elle étouffe la végétation, notamment les chardons.
Quatrième qualité : elle fournit de l’engrais pour la culture suivante.

-Tu ne me fera pas avaler que tu ne donnes ni à boire, ni à manger à ta plante, que tu ne la soignes pas et qu’en plus elle fait des miracles en donnant à manger aux autres, comme pour les pains et les poissons !
-Détrompe-toi. Comme les bactéries rhizobia travaillent sans relâche à fixer l’azote atmosphérique, elles en produisent plus que la plante ne peut en absorber. De ce fait, cet azote excédentaire est transformé en azote minéral qui est stocké dans le sol et qui est disponible  pour la culture suivante. L’INRA en a apporté la preuve dans les essais en plein champ qu’il mène depuis 13 ans au lieu-dit « La Cage » à Versailles. Il a effectué une culture de blé bio, sans compost ni fumier et a eu un rendement moyen de 51 quintaux à l’hectare. Il a effectué la même culture dans les mêmes conditions, mais sur une parcelle ayant porté auparavant de la luzerne : les rendements ont alors atteint 75 quintaux à l’hectare. Nous ne sommes donc pas dans le domaine de la crédulité, mais dans celui de la vérité scientifique vérifiée par l’agronomie, sans recours à l’agrochimie. Cinquième qualité : elle absorbe les nitrates, améliorant la qualité des eaux de surface et progressivement des eaux souterraines.

-Tu ne vas pas me refaire ton couplet sur les algues vertes et sur la mort de quelques sangliers, que de toute façon il aurait fallu tuer. Les nitrates n’ont jamais tué personne.
-Détrompe-toi. Quand ils sont réduits en nitrites, les nitrates diminuent les performances de l’hémoglobine dans le transport de l’oxygène. Ils sont donc nuisibles à tous les animaux utilisant l’hémoglobine. En mai 2011, 200 chercheurs européens ont conclu que 10 millions d’européens boivent une eau trop chargée en nitrates et que le coût environnemental et sanitaire de l’azote de synthèse est, selon les années, de 70 à 320 milliards d’euros pour l’Europe. En cela tu as raison, les sangliers sont un épiphénomène, la pointe extrême de l’iceberg. La luzerne réduit la teneur en nitrates des eaux de drainage, la faisant passer de 30 à 5 milligrammes par litre. Elle lutte donc contre la pollution créée par les engrais azotés et son efficacité maximale se situe à un mètre de profondeur. Sixième qualité : elle permet de valoriser les effluents agro-industriels.

-Dis, tu en as encore beaucoup ? Méfie-toi, les gens qui ont trop de qualités deviennent rapidement ennuyeux.
-Rassure-toi, comme pour les commandements, elles sont au nombre de dix. Donc, les industriels de l’agro-industrie passent des contrats avec les agriculteurs cultivant de la luzerne, permettant ainsi 4 épandages par an, de mai à octobre, avec une limitation à 200 kg d’azote par hectare. La luzerne absorbe progressivement l’azote et le potassium contenus dans les effluents et fait revenir le taux à ce qu’il était avant l’épandage. Le sol est utilisé comme filtre physique et la plante comme filtre actif. Ceci permet à la collectivité et aux industriels de faire des économies importantes puisqu’ils n’ont pas à investir dans des stations d’épuration. Septième qualité : elle supprime la dépendance vis-à-vis des protéines importées.

-Tu es bien naïf ! Vu ton âge, tu devrais savoir depuis longtemps qu’il n’existe d’indépendance que dans l’interdépendance.
-Détrompe-toi, c’est possible. L’Europe va devoir encourager des systèmes de culture les plus économes en carburant, privilégier les circuits courts et réduire nos importations de protéines végétales d’Amérique du Nord et du Sud. Pour cela, la luzerne est une plante idéale puisqu’elle fournit des protéines végétales pour nourrir le bétail. Ces protéines se conservent très bien puisque la plante est stockée déshydratée. Elle est ainsi facilement  transportable et sur des distances très courtes par rapport au soja importé d’Amérique du Sud. Si d’aventure, tu voulais des informations complémentaires sur la production  des légumineuses, je t’invite à contacter Marc Dufumier, professeur d’agriculture comparée à Agro Paris Tech.
Huitième qualité : la luzerne a un excellent bilan carbone du fait qu’elle n’utilise pas d’intrants, très peu de produits phytosanitaires, peu d’interventions culturales. Le pic de sa consommation d’énergie concerne sa déshydratation et encore cela pourrait être résolu par de l’énergie verte. Neuvième qualité : elle est créatrice d’emplois, justement à cause de la nécessité de sa déshydratation.

-Je ne sais pas si cela compense tous les emplois qu’elle détruit du fait qu’elle n’utilise pas d’engrais, pas de produits phytosanitaires et qu’elle empêche les gens d’être malades à cause des nitrates. Tu devrais savoir que dans nos sociétés évoluées, les malades créent plus d’emplois que les personnes en bonne santé.
-Admettons. Mais dixième qualité, essentielle pour les apiculteurs et pour la biodiversité : elle sert d’abri pour le gibier et elle fournit de la nourriture pour l’entomofaune, notamment en apportant pollen et nectar aux abeilles.

-Donc pour toi, la luzerne, c’est la panacée et sa culture, encouragée par les pouvoirs publics, va rapidement  couvrir la France et l’Europe.
-Détrompe-toi, de 1,6 millions d’hectares en 1965, sa culture est passée à 700 000 hectares aujourd’hui en France. En plus, de graves menaces pèsent sur la reconduction de ses aides européennes dans le cadre de la renégociation de la Politique Agricole Commune. Dans le même temps, on continue à attribuer des aides à ceux qui cultivent du tabac, alors qu’on stigmatise sa consommation. Finalement, ça ne sert à rien d’être une plante vertueuse.

-Je crains que tu ne comprennes jamais rien aux sociétés humaines et que tu restes un éternel indigné. Toutes les sociétés fondées sur la vertu et l’éradication du mal ont avorté ; en revanche celles fondées sur le vice, le mensonge, l’hypocrisie, la corruption, l’exploitation du plus faible ont toujours prospéré. Alors, ta luzerne …